Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
25 mai 2014 7 25 /05 /mai /2014 10:24

Tabac-Rouge-2066-Richard-Haughton.-HD.jpg

Ce spectacle conjugue assez habilement des bribes narratives et beaucoup de moments chorégraphiques irréductibles à un récit cohérent. Cela produit un « effet de monde », terme par lequel on dissimule l’incapacité de déterminer un sens, tout se passant comme si le spectateur tournait le manque d’éléments narratifs, le manque de matière, en excès du spectacle. Cependant, les efforts de réduire l’insignifiance qui y règne échouent manifestement.

Le marquage de personnages stables, le recours régulier aux mêmes machines, l’alternance entre séquences narrativement identifiables (l’autorité d’un chef, la révolte d’une danseuse, une sorte de procès, un moment carcéral, etc.) et séquences purement circassiennes ou chorégraphiques, tout cela produit une apparence de cohérence appuyée aussi sur la répétition des mêmes éclairages et des mêmes sons. Le sous-titre du spectacle, « chorédrame », indique assez son caractère hybride : succession de gags, de tableaux, de numéros, de performances, comme dans un magasin ou un spot publicitaire "regardez ce qu'on sait faire!".

La mise en scène joue sur des couples de contraires : Vivaldi et des sons électroniques trash, des aspects comiques dans une ambiance sonore dure, gestuelle sadique mais drôle. Si bien que l’impression d’avoir affaire à un procédé, à un style proche du clip vidéo mais théâtral, s’impose petit à petit. Cette fragmentation du sens, qui est recouverte grâce à une certaine fluidité (le plus souvent des mouvements de machines ou du décor), dispense le metteur en scène d’avoir à assumer une position quelconque : il peut accueillir toutes les interprétations.

Le refus de poser un récit ou de déterminer un sens au profit d’une atmosphère bizarre ou supposée originale est devenu une quasi-constante des spectacles non théâtraux : plus le sens est absent, plus le renoncement à une position politique de l’art dans le monde est patent, plus le succès est au rendez-vous. En un sens, les spectacles hybrides (cirque et danse et théâtre) restent marqués par la fragmentation, laquelle est toujours récupérable, soit comme la signification d’une inquiétude, soit comme symbole d’un monde contemporain en perdition, soit comme l’expression d’un art domestiqué. L’impression de se trouver face à des stéréotypes assez anciens n’est guère effacée par la jeunesse et l’enthousiasme des danseurs et comédiens.

58.jpg

Cela donne ici quelques belles images, étranges, voire fascinantes, qui mêlent des moments chorégraphiques parfois magnifiques et des machines bricolées issues d’un atelier fantastique (avec une esthétique familière de bandes dessinées pour adolescents) mais assez sèches, voire stériles (une machine bizarre représente des heures de travail dont l’effet de surprise est limité à quelques secondes sur scène ; d’où l’impression d’essoufflement).

Un fil rouge émerge toutefois : le machinisme corporel. Les corps humains sont parfois semblables à des machines, tantôt s’en libèrent et explose de mobilité et de souplesse, jusqu’au contorsionnisme (figure valorisée d’un corps à la souplesse monstrueuse). Mais là aussi, cette continuité versant en opposition entre machine et corps humain sent le cliché : on a l’impression d’avoir vu ça mille fois.

Des personnages circulent, relativement stables dans leur gestuelle et leur fonction, au milieu d’un décor très changeant. Mais ce pari de mêler des contraires et de laisser le sens se faire et se défaire aboutit à une certaine pauvreté, et l’ennui, certes ponctuellement, finit par envahir le spectateur, surtout vers la fin, lorsqu’un certain épuisement inventif finit par apparaître.

Le public d’aujourd’hui applaudit à tout. Quelle signification reconnaître au succès présumé des spectacles de James Thiérrée, sinon que la bourgeoisie salue un spectacle distractif et adolescent, un spectacle qui ne remet rien ni personne en cause et qui proclame bien haut la passion narcissique pour l’auto-célébration d’une adolescence dépourvue de mordant, endormie, infantile, qui pousse – au mieux – des cris, une adolescence domestiquée.

69.jpg

© Richard Haughton pour les trois photographies
 
 
 
 
 
Partager cet article
Repost0

commentaires