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22 février 2015 7 22 /02 /février /2015 18:40

Sous les dehors hilarants d’une comédie grotesque, ce film, au rythme trépidant, servi par une pléiade d’acteurs excellents, décrit différents régimes de la production sociale de la violence tous caractérisés par un point commun : la dépolitisation libérale de l’action c’est-à-dire son individualisation. Ce film, et son succès, donnent aussi une image de la mondialisation de la violence sociale (l’américanisation de la société argentine) et du succès possible de l’hypothèse terroriste comme solution antipolitique à l’inégalité et à l’injustice.

Le titre original, Récits sauvages, et son déplacement dans la version française, n’ont pas seulement pour effet de diminuer l’aspect intellectuel du film (des récits construits comme des démonstrations) : ils tendent à naturaliser des personnages qui sont pourtant des produits sociaux.

*

La vengeance de Gabriel Pasternak forme un récit vif et accélératif, au comique soutenu. Le fou qui se venge punit des acteurs de sa vie qu’ils ont transformée, peu ou prou, en un ratage total. C’est un perdant radical qui met néanmoins tous ses soins à réussir sa vengeance, un attentat-suicide complexe.

L’usage de l’avion comme d’une technique de mise à mort convoque l’image traumatique des Twin towers, laquelle est aussi tournée en dérision. L’attentat de 2001 est alors semblable à une vengeance, donc un régime primitif de règlement de la souffrance.

Mais, en retour, le détournement de techniques dangereuses est disponible pour n’importe quel individu bien décidé et n’ayant pas peur de mourir : la multiplication des machines est aussi celle des occasions de provoquer une catastrophe. Aussi insensée soit l’entreprise de Gabriel Pasternak, elle reste parfaitement plausible.

Le film, en commençant ainsi, suggère clairement que chacun d’entre nous, à la fois surexcité et surfrustré, peut devenir non seulement la victime d’un tueur paranoïaque mais ce tueur lui-même. La violence n’est jamais l’effet direct d’une cause simple. Elle résulte du croisement entre des processus socio-psychologiques de compression des affects et des outils techniques disponibles branchés sur ces états affectifs et aménageant un canal d’échappement dont le débit variable pose l’écart entre ce qui est violent (rejet rapide et massif) et ce qui ne l’est pas (rejet lent ou faible). Rien ne permet de prédire qu’on ne sera jamais dans une telle seringue (agent compresseur ou agent compressé).

Les autres séquences du film articulent une telle double série : les escroqueries d’un méchant et une cuisinière au passé de crime, l’inégalité riches / pauvres et toutes les ressources disponibles de leurs deux bagnoles, le chantage à l’argent et le contre chantage à la dénonciation, l’administration de la fourrière et les explosifs, la tromperie adultère et les moyens de la fête du mariage ainsi que ceux de la persécution juridique. À chaque fois, une machine sociale à accélérer et à amplifier les affects sans fournir d’issue socialement acceptable. La violence (assassinats, destruction de biens, chantage) est condamnée par la morale et le droit mais sont parfaitement possibles techniquement, socialement et affectivement.

La serveuse qui parvient à s’adjoindre une cuisinière radicale afin de punir l’escroc, de surcroît homme politique véreux, est poussée au désir de vengeance et à la complicité criminelle parce que rien n’a permis d’empêcher l’escroc d’être un salaud impuni. L’alliance entre deux victimes de la violence sociale normalisée est certes due au hasard mais sa possibilité générale tient à l’existence tout à fait tolérée de l’impunité. Techniquement, la vengeance (l’élimination d’un être socialement nuisible) est appuyée sur la disponibilité de substances chimiques toxiques (la mort aux rats) ou d’arme par intention (un couteau de cuisine). La possibilité des meurtres n’est pas seulement psycho-sociale : elle repose sur la production et la diffusion d’innombrables machines ou produits létaux.

Des bagnoles et des hommes illustre à merveille le fait que la violence dérive de deux processus distincts qui présentent un lieu de croisement stratégique. Le point de départ est l’inégalité sociale et son inscription dans des machines : bagnole de riche et bagnole de pauvre mais sur la même route ; ce processus est global et consiste dans le stockage de frustrations indéfiniment accumulées et rarement liquidées ; cet élément fournira le moteur passionnel du crescendo de la violence, le pauvre voulant à tout prix se payer le riche et le riche voulant à tout prix écraser et remettre à sa place le pauvre.

L’événement de nouage est la micro-agression symbolique et verbale des deux hommes (bloquer le passage, insulter le « plouc » et le geste obscène) qui sont contraints de négocier en raison de l’unité de la route. L’autre processus est l’escalade de la violence : les ripostes sont de plus en plus brutale jusqu’à l’explosion finale où aucun des protagonistes ne pense à sauver sa peau, entêtés qu’ils sont dans la pulsion d’écraser l’autre. Cette escalade est produite par la structure guerrière des objets techniques : la bagnole est une machine-arme, c’est-à-dire recélant un potentiel de mort et de blessures significativement élevé. L’aspect forteresse oblige à un accroissement significatif de l’agression ; l’aspect richesse et narcissisme accroît mécaniquement la montée des affects ; l’aspect moteur-masse-rapidité stimule l’imaginaire de la destruction de la bagnole et du corps de l’autre.

La troisième séquence articule là aussi une machine-arme bagnolique assortie d’un homicide scandaleux (une mère et son enfant tués par inattention : le nouage), et une autre série fournie par la corruption du monde des avocats, policiers, procureurs. D’un côté, la violence physique de la bagnole, de l’autre la violence symbolique du chantage. Une troisième causalité intervient : l’ordre sacré de la famille qui prescrit de sauver le fils. Le père du meurtrier involontaire subit une triple pression dont il se dégage en prenant la position d’un maître-chanteur, c’est-à-dire en retournant la violence vers l’un des agresseurs.

Bombita ou la colère explosive n’est qu’une variation du même schéma : accumulation de frustrations d’origine administrative (l’abus de l’infraction de stationnement illicite), statut symbolique précieux de la bagnole et absence d’issue acceptable de liquidation. La logique de la violence suit des pentes aussi bien psychologiques, physiques, symboliques, institutionnelles, imaginaires : la question décisive consiste dans le site de croisement et dans les voies de dérivation disponibles. Le renforcement capitaliste de la frustration associé à l’existence de pauvres accumulant ce capital non négociable facilite la production de passages à l’acte pour autant qu’aucune solution politique, collective, ne soit disponible.

C’est précisément la leçon politique de ce film. Les machines-armes sont certes des objets techniques amplificateurs de violence, les violences symboliques sont en effet des violences psychologiques. Mais la violence résiduelle, celle qui n’est pas absorbée par les processus sociaux anciens, tient à une dépolitisation orchestrée depuis des décennies, lisible dans l’annonce de la disparition de l’État-providence répétée des millions de fois ainsi que dans le démantèlement systématique de ses institutions.

Le « mariageus interruptus » (« Jusqu’à ce que la mort nous sépare »), malgré la tentation du psychologisme, illustre négativement ce point. Le marié se croit tout permis tout comme la mariée s’imagine que tout lui est dû : un tel égotisme est la conséquence évidente de l’individualisation illusoire mais rendue nécessaire par la contrainte sociale et politique de l’ultra-libéralisme. C’est précisément parce que l’idéologie libérale impose la croyance en l’individu quasiment tout-puissant que ces deux-là peuvent s’imaginer qu’il n’existe pas de limite à leur satisfaction pulsionnelle. Le marié qui invite sa maîtresse à son mariage et la mariée qui couche par vengeance avec le premier venu sont semblables : ils donnent libre cours à la pulsion, c’est-à-dire n’acceptent plus les canaux traditionnels de liquidation des excès d’affects. La civilisation de la surexcitation, promue au rang de principe social impératif, organise la délivrance psycho-politique de la pulsion afin que celle-ci soit capable d’envier les si nombreuses marchandises et de les absorber dans le processus de la production-destruction.

Ce film, en quelque manière, dénonce ce processus paradoxal de soumission de la pulsion à la consommation capitaliste et, d’autre part, en facilite l’acceptation puisqu’il présente comme exceptionnels mais plausibles des comportements manifestement excessifs.

Il serait enfin injuste de ne pas souligner le rythme implacable de la mise en scène de Damián Szifrón : les plans s’enchainent narrativement au moyen de micro-pivotements amorcés dans le plan précédent et à peine visibles. De multiples ellipses compressent le récit et accroissent son efficacité. Les comédiens sont remarquables : les personnages sont rapidement campés dans leur singularité, assurant au récit une densité certaine, alors que la gageure de faire six films en un impliquait le risque d’atomisation et d’esquisse. La drôlerie des situations atténue l’aspect didactique voire démonstratif du scénario, risque que frôlent toutes les comédies à sketches.

Jean-Jacques Delfour

 

 

 

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