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10 août 2015 1 10 /08 /août /2015 15:53

Hiroshima est le commencement d’une nouvelle ère, habituellement masquée par l’ère thermo-industrielle : l’âge atomique. Ce qu’est cet âge est encore loin d’être clair, tant les transformations du monde de la vie en monde-de-la-survie sont profondes, irrémédiables et permanentes, mais en partie invisibles, à l’instar de l’invisibilité de la radioactivité. Hiroshima est partout (Gunther Anders, 1982) et tout le temps. Hiroshima est l’invention de l’être humain exterminable à coup de radiations atomiques, la seule figure réellement universelle.

D’après la synthèse d’Howard Zinn parue en 2011, il est historiquement établi que, au mois de juin 1945, les Japonais avait clairement fait des offres de reddition (conditionnée par le maintien de l’empereur) et que Truman a ignoré ces offres afin, très probablement, d’essayer les deux bombes sur Hiroshima et Nagasaki (l’une à l’uranium, l’autre au plutonium), dans l’optique d’impressionner aussi bien leurs alliés que leurs ennemis, en particulier les Soviétiques. Loin de terminer la deuxième Guerre mondiale, Hiroshima inaugurait la guerre nucléaire cachée derrière la Guerre froide et une autre guerre dont on parle encore moins : la guerre radioactive perpétuelle sans auteur.

Ce bombardement monstrueux, crime de guerre, voire crime contre l’humanité, a été rendu acceptable par l’opinion publique américaine au moyen d’une campagne de déshumanisation des Japonais et de l’internement sans procès des Nippo-Américains vivants aux États-Unis (décret 9066 de février 1942) décrit par Michi Weglyn, Years of Infamy (1976). La bombe atomique, utilisée sur des populations civiles, assassinait en même temps l’humanité des agresseurs, en détruisant la justice, jamais tout à fait gelée par la guerre (si l’ennemi peut perdre toute dignité en raison de crimes abominables, comme l’extermination nazie des Juifs d’Europe, la guerre contre lui se justifie précisément par la référence à un idéal de justice qui ne doit pas être démenti par les faits). Or la bombe atomique n’explose pas seulement sur les villes, volatilisant les corps : elle « explose aussi dans les esprits », selon l’expression de la journaliste Anne Mc-Cormick dans le New York Times du 8 août 1945. En concevant puis en utilisant la bombe atomique, la démocratie américaine devenait ipso facto une barbarie et une dictature, tentant de dissimuler, dès le début (cf. l’action du général Groves, chef du Manhattan project), la violence démentielle des armes atomiques, les injections de plutonium à des cobayes humains (l’opération Human Products, bien documentée depuis l’enquête de Eileen Welsome, 1999), les contaminations massives, etc.

Ce devenir dictature ne dépend pas de décisions politiques. La bombe atomique est, de fait, une machine génocidaire, exterminatrice. Elle transforme le fondement de la légitimité du pouvoir politique. Le contrat politique fondamental est conservateur : il pose la vie des êtres humains comme finalité absolue. Les États démocratiques à bombe atomique sont transformés en dictature car aucun peuple ne peut approuver sa propre destruction par l’État qui a pour fonction d’assurer la sécurité, c’est-à-dire la conservation du peuple en vie et celle des conditions naturelles et sociotechniques de cette vie.

C’est pourquoi les États nucléaires ont imposé la bombe atomique à leur peuple, soit par la force, soit par la ruse (Sezin Topçu, La France nucléaire, 2013). En France, en 1952, le parlement est consulté sur l’opportunité de financer la recherche sur l’énergie nucléaire pacifique, avec la garantie ferme que rien ne sera fait en direction de la bombe atomique. Aucun débat effectif sur la bombe et le fait, bien établi par Gabrielle Hecht (1998), que les premiers réacteurs de recherche, G1-G3, construits par le CEA, écartaient, contrairement à l’engagement du gouvernement en 52, tout ce qui aurait pu ralentir la production de plutonium militaire, en particulier les contraintes propres à la production d’énergie électrique.

On objectera qu’il n’y a pas eu de guerre nucléaire et que la dissuasion est un fait. Certes, il n’y a pas eu de guerre nucléaire massive, celle à morts directes de centaines de millions d’êtres humains. Mais il y eut bien une autre guerre nucléaire, qui a duré plusieurs décennies : celle des « essais » – ce sont des explosions nucléaires réelles – qui se comptent par milliers, qui explosent chez soi (colonies comprises) et pas chez l’ennemi, qui ont contaminé le monde entier par une radioactivité durant des centaines de milliers d’années, et qui faisaient partie de la « dissuasion » (persuasion de ne pas faire). La dissuasion nucléaire serait un gag si elle n’était pas si violente : chaque État nucléaire fait exploser des bombes atomiques par centaines chez soi afin de ne pas faire exploser ces mêmes bombes chez l’ennemi et afin de persuader l’ennemi de faire de même. Comme la radioactivité ignore les frontières, chaque « essai » nucléaire pollue le monde entier. Mais les gouvernements et leurs experts nient cette pollution : un « essai » n’a pas vraiment lieu, il est un acte de la guerre psychologique, donc « inoffensif ».

Hiroshima est partout parce que la guerre nucléaire globale directe est toujours possible, parce que la guerre nucléaire globale indirecte (les « essais ») a bien eu lieu. Hiroshima est tout le temps parce que la radioactivité artificielle, inventée par la technique (il n’y a pas de plutonium dans la nature), disséminée massivement, est là pour une durée si colossale qu’elle déjoue toutes les prévisions humaines. Alice Stewart, 1956, ayant montré la nocivité des rayonnements ionisants même à dose infinitésimale, il n’y a pas de seuil de toxicité.

La guerre nucléaire réelle des « essais » fait l’objet d’un déni massif mais pour une autre raison : dissimuler la radioactivité « rentable », celle de la production électrogène. Si, au départ, les réacteurs nucléaires étaient destinés à la production de plutonium militaire, l’exploitation capitaliste et le projet de « moderniser » l’industrie et la société ont pris le relai dans la dissémination de la radioactivité. Chaque centrale nucléaire dispose d’une autorisation administrative de pollution radioactive (qu’elle contrôle elle-même). Les catastrophes nucléaires, Tchernobyl, Fukushima, etc., sont toujours en cours et sans aucune solution : personne ne sait arrêter la radioactivité artificielle, personne ne sait que faire des déchets, personne ne sait filtrer l’océan ni l’atmosphère. La décontamination est une fable. Démanteler une centrale nucléaire se ramène à déplacer, enrober, enfouir (Christine Bergé, 2010). Chaque réacteur nucléaire peut, à la suite d’une panne sérieuse du circuit de refroidissement, erreur humaine (probable par le recours systématique à la sous-traitance), attentat (drone ?), défaillance d’une pièce usée, intempéries, polluer la moitié du globe terrestre pendant plus de cent mille ans.

Aujourd’hui, des millions d’êtres humains vivent dans des zones très contaminées, au Japon, en Europe. Certaines zones du parc de Mercantour, polluées par Tchernobyl, ont un tel niveau de radioactivité qu’elles devraient être traitées comme des déchets nucléaires à mettre en fûts.

La radioactivité, disséminée par les bombes atomiques et les centrales nucléaires, transforme de fait la planète en une immense poubelle, convertissant toutes choses en déchets contaminés. Telle est l’insupportable vérité de l’âge atomique qui a démarré avec Hiroshima.

Jean-Jacques Delfour, professeur de philosophie, ancien élève de l’École Normale Supérieure. Dernier livre paru : La condition nucléaire. Réflexions sur la situation atomique de l’humanité, Montreuil, L’Échappée, 2014.

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