Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
19 août 2015 3 19 /08 /août /2015 00:48

Le grotesque comme révélateur.

La vraie fonction, invisible, de la cérémonie de l’enterrement est en réalité celle-ci : comment se débarrasser du mort ? Comment se délivrer des affects pénibles ? La tombe cherche autant à éterniser qu’à empêcher le mort de hanter les vivants (le sarcophage est, littéralement, « mangeur de chair », la crémation peut produire la certitude que le mort est tout à fait mort). Ici, sous l’apparence de l’excès, sous l’optique déformée de la notion de transgression, le spectateur peut apercevoir précisément ce qu’il s’agit toujours, dans les formes policées et dites « réelles », d’éviter de voir : la liquidation des morts pour laisser en paix les vivants. Et cet effet de vérité, si typique du théâtre de rue, est d’autant plus efficace que l’action avance, irrésistiblement, comme dans un film d’action ou comme dans les tragédies classiques.

Sous la forme parfaitement rodée du grotesque quotidien, ce spectacle est aussi ciselé qu’il semble chaotique. L’impression de désordre tient à l’aspect transgressif de bien des scènes qu’il est impossible de décrire mais qui constitue une signature, maintenant classique, du théâtre de rue. Mais cet effet de provocation est efficace parce que, du fait des comédiens régulièrement outranciers et de la mise en scène vive et limpide, une fluidité constante et un rythme soutenu font paraître naturel ce qui est très construit.

Que l’on songe par exemple à l’échelle des fessiers, un gag hilarant qui a lieu plutôt au début. Le fait qu’il s’inscrive dans la continuité de la scène globale (le rassemblement des proches de la disparue) tient à une précision à la seconde (quatre comédiens en même temps dans la même action, sur un micro-espace instable !). Les autres gags, à base de fluides corporels, sont eux aussi réglés au quart de tour. L’effet hybride, mélange de technique et de nature, suscite comme une sorte de tournis mental : l’esprit balance entre l’admiration pour le travail si bien fait et l’abandon au rire qui implique, en tant qu’émotion forte, une neutralisation des opérations cognitives de jugement.

Grotesque signifie ridicule, bizarre, extravagant. Mais le grotesque suppose une forme de référence qui assure la fonction de contraste. L’enterrement « normal » est un événement social très codifié : il faut atténuer le trouble provoqué par le constat de la mort humaine, il faut contrôler les effets hystériques (un mélange de souffrance et de contentement) et faire bonne figure auprès des « autres », enfin raffermir l’institution familiale, ou en limiter l’érosion. Ce qui suppose des dispositifs de censure. Ce spectacle met en péril toutes ces fonctions de l’enterrement en levant ces censures, en particulier verbales. Les personnages disent tout haut ce qu’ils pensent aussi tout bas : d’où le déchaînement pulsionnel quasi-continuel. Dans l’enterrement normal, tout est fait pour mettre en ordre les soulèvements pulsionnels, les métaboliser, les transformer, les solidifier, bref les contrôler.

Jean-Jacques Delfour

Partager cet article
Repost0

commentaires