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19 août 2015 3 19 /08 /août /2015 01:00

Tombeau pour les millions de soldats.

Les grands massacres de 14-18 hantent les mémoires, les villages et les corps. Depuis un siècle, l’effort interminable de transmuter ces champs de mort en chants de gloire, de convertir la chair à canon en frisson pour la Nation, ne cesse de buter sur le scandale absolu de ces mises à mort. La controverse des historiens, l’alternative « sacrifice accepté » versus « massacre contraint », ne donne aucune indication quant à la manière de penser – de vivre avec – le gigantisme de la mort guerrière qui ne semble jamais cesser de croître (Deuxième guerre mondiale, Guerre froide, Guerre des essais nucléaires, guerres conventionnelles, guerre des drones ou des robots) ni d’en apprécier la portée politique.

Formant le personnel politique majoritaire de la 3e République, la bourgeoisie n’eut guère de scrupule, après 1848 et 1871, à envoyer mourir par millions tous ceux qui, paysans, ouvriers ou artisans, pouvaient lui résister politiquement. 14-18 a été, pour elle, une occasion inespérée pour affaiblir ses ennemis de classe.

Le caractère irreprésentable de cette violence gigantesque (une rupture radicale dans le pacte politique fondamental) favorise les allégories lesquelles suppose un corps-support et une symbolique, un corps de chair et du texte, du senti et du sens.

C’est pourquoi Patrice de Bénédetti est ici un personnage de son propre spectacle. Danseur (c’est-à-dire un corps chorégraphique vivant et libre), fils de militaire (c’est-à-dire un corps mécanique, une machine à tuer vivante), il vit depuis l’enfance entouré de corps allégoriques : le militaire est un appareil à défendre la Nation (c’est-à-dire en réalité la classe qui en a la maîtrise politique réelle) et les corps des enfants sont des supports éducatifs nationalisables de multiples façons. Adolescent, il se demandait quel régiment intégrer ; puis il devint danseur, c’est-à-dire l’anti-armée, la négation pure et simple du corps-machine militaire. Mais la chorégraphie était aussi le pendant esthétique de la révolte politique de son père militaire devenu historien des opprimés.

Les allégories sont lisibles : l’homme claudiquant est aussi bien l’image du Soldat inconnu mutilé qu’une figure de la mort personnifiée. Le danseur, vif, bondissant, exprime la lutte des vivants contre la mort machinique de la guerre et contre l’effroi. C’est à peine si l’on suit le mouvement, tant l’esprit est à l’écoute d’une belle lettre au père, lui-même symbole de tous les fils et les pères tués par la guerre, à commencer par Jaurès. Un spectacle émouvant qui s’adosse à cent ans de construction sociale de l’horreur sublimée et se pose, retournant les procédés d’idéalisation, contre la tendance à banaliser les charniers géants fabriqués à coup de bombes par millions. Louis Barthas, dans ses fameux Carnets de guerre, indique, pour la bataille d’Artois, le seul 5 juin 1915, cinq cents mille obus.

Jean-Jacques Delfour

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