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17 août 2014 7 17 /08 /août /2014 19:30

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1 Watt, Festival d’Aurillac 2014 © Matthieu Dussol

 

Depuis les années quarante, la controverse sur la féminité a dessiné un champ intellectuel et politique divisé entre l’hypothèse d’une nature de la femme, largement déterminée par ses hormones et ses organes, et l’hypothèse « culturaliste » selon quoi la féminité est une construction sociale (Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, jusqu’à Judith Butler, Trouble dans le genre). Beaucoup d’indices plaident en faveur de cette dernière hypothèse (entre mille autres exemples, l’existence de société dans lesquelles les femmes vont à la chasse, font la guerre, rabrouent les hommes inquiets restés à la maisonnée etc.).

Dans ce champ fortement clivé, circulent régulièrement des paroles sur l’indécision de la frontière entre homme et femme (paroles mais aussi actes : cf. les transsexuels). Le spectacle de Pierre Pilatte, Be Claude, cible un discours précis : la part féminine des hommes ; et il le tourne en dérision : du point de vue scénique, corporel, vestimentaire, philosophique.

Le personnage support de cette critique est un laveur de carreau ; métier alliant une forte proportion d’hommes et une activité « frivole » typique des femmes. En effet, la vitrine, invention américaine, est censée attraper les femmes spontanément agitées par la pulsion d’achat. La première séquence met en scène une sorte de piège narcissique (le reflet et la caresse) mis en route par un appel social : « où en es-tu, Claude, avec ta part féminine ? » La voix issue du haut-parleur produit des injonctions et des raisonnements parodiques : la société est bâtie sur des liaisons apparemment logiques mais en réalité absurdes. Cette voix donne la clef du spectacle, de manière pas trop évidente afin d’éviter l’ennui du didactique.

Si le psychisme est semblable à une boite de fromage découpé et emballé en quartiers et si la part féminine a une proportion de 30 %, il est clair qu’elle n’existe que comme un objet imaginaire, un fantasme assisté et suscité par la perversité de la cité. C’est-à-dire une marchandise amplifiant artificiellement une vague ambivalence sexuelle (vieux thème issu de la psychanalyse bourgeoise construite par Freud) ou bien, loin de la naturalisation psychanalytique, jouant plutôt sur l’aspect « performatif » de l’identité sexuelle ou genrée comme il faut dire aujourd’hui. « Performatif » c’est-à-dire construite par des gestes, des actes, des discours typiques et reposant sur l’intériorisation complète, sans bizarrerie, sans décalage, des modèles sociaux genrées.

Si l’identité de genre (« être » un homme, ou « être » une femme) est un produit culturel, alors il est aisé d’en faire une marchandise. La robe, la chaussure à talon haut, le caraco, etc., sont non seulement des symboles mais aussi des producteurs de la forme genrée. Le masculin ou le féminin sont des systèmes de signes. Le corps en transe de Claude figure cette agitation hystérique produite par la surexcitation artificielle et marchande.

Mais il n’y a pas que la vie sociale qui soit le résultat de machines à imposer des signes : le théâtre et l’art sont possibles précisément parce que la réalité sociale est déjà du signifiant. Ici, Be Claudeénonce (et dénonce donc) l’injonction discrète qui vise à assurer un contrôle social des psychismes et des corps en créant cet objet fascinant que serait la part féminine en chaque homme.

Parler de « part féminine » chez un homme, c’est le soumettre à une injonction contradictoire : demeure masculin mais sois aussi, en même temps, féminin. Ou bien : « sois et ne sois pas un homme ! » ; « sois et ne sois pas une femme ! » L’antipsychiatrie, appuyée sur les théories de la communication de l’école de Palo Alto, en particulier la communication paradoxale[1], a proposé d’établir un lien entre la « double contrainte » et certaines psychopathologies. La folie comportementale de Claude est peut-être l’effet de ces injonctions contradictoires. Lesquelles concernent aussi des qualités plus petites : l’homme doit être viril, donc un peu brutal, mais aussi, contradictoirement, capable de douceur. Bien de ces couples de contraires sont vivables. Certains sont bouleversants, voire impossibles à vivre.

Le titre indique cette ambivalence : « Be » (« sois ! ») renvoie à « bi » (bi-sexué) ; Claude est un prénom masculin et féminin. La mise en scène (de Sophie Borthwick) le montre tantôt organisateur de l’espace, tantôt soumis au contexte. Sans doute, peut-on identifier un brin de conformisme dans la dernière partie du spectacle, où Claude semble s’éclater dans l’acceptation de sa part féminine. Cependant, la voix – parodique – du haut-parleur amortit cette interprétation tout en laissant flotter l’idée d’émancipation dans la cavalcade de Claude.

Jean-Jacques Delfour

Vu lors du 29e Festival international de Théâtre de Rue, à Aurillac, 20-23 août 2014.


[1]Un message est paradoxal quand il est impossible d’y obéir sans y désobéir et inversement. Par exemple : « Soyez spontanés ! », « Soyez désobéissants ! », « Soyez autonomes ! », « Ignorez ce signal ! », etc.

 

 

 

 

                                

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