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3 août 2014 7 03 /08 /août /2014 23:13

La relative rigidité du genre du film de science-fiction provient de la stabilisation sociale des codes requise par la création d’un public captif et de la forte dépendance de ce genre de film à l’égard des impératifs idéologiques de la guerre froide ainsi qu’à l’égard de la promotion de la science comme capable de transformer la société et l’histoire. Le metteur en scène de cinéma qui veut se singulariser doit dévier les codes : assez pour paraître original et pas trop pour être lisible, tandis qu’il peut délaisser complètement le contexte politique. Le choix des moyens esthétiques, cadrage alternant forme expérimentale et documentaire, nombreuses ellipses du récit, images scandaleuses, modification des clichés (hyper-technicité, vaisseau spatial, christianisation, comme dans E.T., ou à l’opposé guerre gigantesque), sont déterminés par cette intention d’originalité. Cette dernière notion est bifide : la nouveauté implique toujours la référence à l’ancien, sans quoi elle n’est même pas perçue.

*

Les extraterrestres, en général, sont ultra-équipés, disposent de machines semblables à celles des terriens mais plus sophistiquées, montrent une indifférence totale à l’égard des êtres humains, s’efforcent de les détruire ou de les envahir, sont physiquement très repoussants mais dotés de pouvoirs mentaux ou physiques supérieurs à ceux des terriens. Le scénario est simple : guerre, triomphe des hordes d’envahisseurs le plus souvent « masculines », surgissement de quelques héros humains dont l’audace suffit à anéantir l’ennemi venu d’ailleurs, happy end (les envahisseurs sont rétamés ou bien chassés pour ménager la possibilité d’un produit filmique dérivé). Les images sont fantastiques mais à peu près compréhensibles, quelquefois étranges et indécidables. Ce fantastique est aisément produit par les prises de vue inhabituelles, les trucages, des effets sonores ou visuels, tels qu’il manque au spectateur l’une des clefs : couper et ôter une partie de l’image suffit à la rendre étrange puis la croyance que le film est fantastique verrouille le sentiment d’étrangeté.

Under the skin reprend chacun de ces traits et effectue des déviations plus ou moins marquées. Le changement principal est la dépolitisation du scénario. Au lieu d’une énième guerre, le film propose une lecture psychologique de la condition extra-terrestre en exil sur la Terre et, particulièrement, la possibilité d’une humanisation de l’extra-terrestre elle-même, ce qui est suggéré par des troubles, le renoncement à capturer des humains convertis ensuite en pâté, la contemplation fascinée du corps humain féminin, finalement la fuite, puis la vulnérabilité (le viol final suivi du meurtre ultime). Au début du film, l’extra-terrestre est indifférente, cliché typique du genre, puis vacille, sans qu’on sache pourquoi. L’anthropophagie laisse la place à une anthropologie curieuse et intriguée. Si bien que cette conversion pourrait rappeler une sorte de christianisation : l’horrible monstre est finalement touché, ému peut-être, atteint par l’humanité. Un jeune homme, réincarnation d’Elephant man, est d’ailleurs capturé puis libéré. On se souvient du caractère chrétien du film de Lynch.

Nul vaisseau spatial, nulle technologie sophistiquée, l’extra-terrestre et son acolyte amateur de moto n’ont guère de matos. Comme il se doit, le corps « réel » est hideux (une peau charbonneuse semblable à du pétrole) ; l’enveloppe humaine fictive (le corps de Scarlett Johanson) est déchirée et tombe en lambeaux (cliché des films de science-fiction gore des années 70). Celui qui tue l’alien est un pauvre type qui voulait d’abord la violer, aucunement un héros sacrificiel et courageux. Comme dans bien des films du genre, des images partielles, épurées, incompréhensibles : il faut respecter suffisamment le code, lequel admet des déviations pourvu qu’elles puissent être « artistiques ».

Où est l’originalité ? La psychologisation, certes ; l’abus de l’ellipse narrative, des plans voire des séquences sans aucune portée scénaristique et esthétiquement pauvre ; une volonté de choquer (le genre est aussi caractérisé par un culot optique : le cinéaste aura-t-il le courage de montrer des choses repoussantes ou ignobles ?). Montrer de l’abject sans vergogne est aussi typique du genre (ici, la scène avec le bébé). Pas grand-chose en somme : un film qui ressemble plutôt à un exercice d’école de cinéma.

Reste à interpréter le symptôme que constitue un film prétentieux, alourdi de longueurs stériles, sur un objet politiquement, moralement, socialement, vide. La science-fiction est depuis le début un convertisseur discret à l’idée que la science peut tout changer, sans autre limite que la résistance des corps et des faits. Elle appartient aux outils de propagande en faveur de la soumission à la domination techno-politique.

Under the skin est un pas de plus dans le masquage de cette propagande : en focalisant l’attention du spectateur sur les émois et les doutes de l’extra-terrestre, le film fait passer sciences et techniques, dans la coulisse, comme ce que nous aurions en commun avec les extra-terrestres et qui ne doit faire l’objet d’aucune interrogation. Ce film produit un leurre (qu’a-t-on à faire des atermoiements d’un alien émotif ?) qui détourne non seulement de la conscience du caractère manipulatoire et idéologique de ce cinéma mais aussi de l’interrogation sur la force des images, le poids des sciences, le choc des techniques, l’empire du pouvoir.

*

L’objection selon quoi la liberté du cinéaste comme celle du spectateur délivrerait de tout souci politique ou culturel bute sur le fait que le souci esthétique, qui privilégie la forme sur le contenu, est lui-même une attitude politique qui consiste à nier la valeur sociale, la fonction sociale, des œuvres d’art. De même que le roman a été caractérisé par la psychologisation du récit de vie d’origine confessionnelle, de même Under the skin peut être interprété comme le résultat d’un embourgeoisement du film de science-fiction ou d’extra-terrestre, dont le public cible était plutôt les classes populaires. La bourgeoisie qui se croit cultivée peut condescendre à regarder un tel film puisqu’il embrasse le point de vue bourgeois sur l’art : ne considérer que la forme, nier la réalité sociale.

Ce qui éclaire d’ailleurs le genre lui-même. La guerre avec les envahisseurs extra-terrestres a pour effet que les nations humaines oublient leurs différends et se rassemblent en vue de sauver « l’humanité » tout entière. Le genre est né dans un contexte de guerre (tout comme les OVNI dont on aura remarqué la disparition depuis deux ou trois décennies) et ces films sont en réalité des fables politiques : face à la guerre avec l’ennemi soviétique, il fallait taire les conflits de classe et se réunir afin de faire face et de faire front. Telle était la leçon codée mais assez transparente. Les différences de classe n’existent pas vraiment : tel est le message du film bourgeois, c’est-à-dire à l’esthétisme marqué. Under the skin confirme subtilement ce déni de la réalité sociale propre à l’art bourgeois ou à l’art de la classe dominante : les personnages humains capturés par l’extra-terrestre, tous ceux qu’elle croise, sont issus des classes populaires. Les classes dominantes sont absentes. Et cette absence coïncide parfaitement avec le rêve de la bourgeoisie : dominer sans être vue, régner en étant invisible.

La classe populaire est d’ailleurs peinte selon un régime d’aliénation. Elle est juste un décor pour la véritable histoire qui ne la concerne pas : les états d’âme d’une extra-terrestre qui s’humanise. De qui ou de quoi celle-ci est-elle le symbole ? Peut-être une image de la classe dominante elle-même qui, dans la réalité historique, se comporte comme une prédatrice qui dévore les fils du peuple, les exploite corps et âme, les leurre, les manipule, les anéantit. Le corps de Scarlett Johanson fonctionne ici comme le symbole de tous les leurres fabriqués par la classe dominante afin de disséminer dans la société – et donc de dissimuler – les outils dès lors discrets de sa domination. La destruction de ce corps, à la fin du film, n’est rien qu’une image qui dit : « réjouis-toi, peuple crédule et irréfléchi, devant la crémation de ce corps : en réalité, nous sommes indestructibles, notre puissance est si grande que nous te fournissons jusqu’aux moyens illusoires de t’émanciper. N’oublie pas que ce n’est rien qu’un film. Nous restons les maîtres de tes images, de tes rêves, de tes pensées ».

La coïncidence entre le regard d’entomologiste de l’extra-terrestre sur les êtres humains et la considération du peuple par la bourgeoisie confirme qu’Under the skin s’inscrit dans la colonisation de l’imaginaire collectif par la classe dominante.

Jean-Jacques Delfour

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