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13 novembre 2014 4 13 /11 /novembre /2014 11:17

Brett Bailey
Third World Bunfight Performing Cie

Au théâtre Garonne, 4-8 novembre 2014

macbeth-freaks-out-cThirdWorldBunfight.jpg

©ThirdWorldBunfight

 

Macbeth croise le mythe religieux de la punition ultime des méchants et la description nuancée de la psychologie des tyrans criminels, c’est-à-dire la résistance intérieure – rassurante –de l’être humain au crime. Macbeth en effet est loin d’être une pièce horrible ; les crimes ont lieu dans la coulisse et le tourment intime de Macbeth, tour à tour horrifié par ses crimes et fascinés par le pouvoir, s’accorde avec la punition ultime. Ainsi, Macbeth appuie l’invisibilité des victimes et moralise la représentation de l’exercice tyrannique du pouvoir.

Ces trois caractères aboutissent à une dépolitisation du théâtre. L’intervention des sorcières, la culpabilité obsessionnelle de Macbeth lui-même, la punition finale font de cette pièce un conte philosophique à la moraline. Le discours qui en souligne la férocité contribue à la fonction de leurre de cette pièce : psychologiser le tyran et le punir à la fin, c’est inévitablement lever deux fois un écran de fumée bien-pensante sur la réalité du pouvoir.

C’est sans doute pourquoi la société coloniale belge installée au Congo, perpétrant d’une main lourdement armée et cruelle, une terreur de sang et de mort, put en toute tranquillité, se permettre de jouir du Macbeth de Verdi, de l’autre main. L’opéra est fidèle au modèle shakespearien. Si bien que n’importe quelle dictature, dotée ou non d’une apparence de démocratie, peut faire jouer Macbeth sans le moindre embarras. Bien plus, l’opéra italien ou la pièce anglaise contribue à l’invisibilité des victimes et à celle de tous ceux qui tirent profit de la dictature. Le grand absent de ces représentations théâtrales, c’est précisément ceux qui s’enrichissent.

Brett Bailey politise ce théâtre dépolitisé en faisant surgir sur scène tous ceux qui ont été exclus de la visibilité sociale et historique. Les acteurs sont des victimes et des survivants qui, dans un geste résurrectionnel, montent sur scène, chantent, jouent, relèvent ainsi les millions de mort de l’esclavagisme et du colonialisme qui, silencieusement, jusqu’ici, pourrissaient dans une sorte de second meurtre.

L’esclavagisme est un triple meurtre. Meurtre ontologique de la transformation d’un être humain en marchandise et en machine exploitable à mort, meurtre physique par la répression armée, meurtre symbolique par l’effacement de la mémoire des morts et des crimes. Face à ces trois scandales, Brett Bailey mobilise des moyens esthétiques en vue d’une visibilité nouvelle.

Le principe général est le maintien de la représentation dépolitisée du tyran (Shakespeare & Verdi) et l’introduction de micro-distorsions, de déplacements et de modifications. Le premier fait constant est la négritude de tous les acteurs, ainsi que leur statut réel, historique, de réfugiés. Un écran vidéo rappelle la violence de l’exploitation capitaliste, le pillage colonial et néocolonial des ressources, la brutalité de l’indifférence de la communauté internationale. Sont montrées des photographies de cadavres, d’ailleurs pas très nombreuses (il ne faut pas rendre le spectacle insupportable mais au contraire susciter l’adhésion du public majoritairement blanc), des statuettes d’enfant massacrés. Quelques larmes signifient l’océanique souffrance des Noirs face à la violence hallucinante de l’esclavagisme colonial.

Le spectacle rencontre l’infinité de cette violence, et partant la difficulté à la représenter. L’opéra ou le théâtre implique toujours une « sublimation », c’est-à-dire une dissimulation de la réalité et sa transformation en un spectacle acceptable, recyclable en émotions tolérables et en pensées « intéressantes ». Un regard attentif peut identifier les éléments scéniques ou esthétiques qui tantôt dissimulent, tantôt transforment cette réalité terrifiante.

C’est précisément afin de faciliter le travail, interne au spectateur, de représentation des crimes coloniaux et capitalistes que la scène n’est pas envahie par des images choquantes. Toute représentation de l’horreur contient, entrelacée à l’émotion de compassion, une jouissance directe de l’horrible. D’où la modération qui peut cependant, certes, prêter le flanc au reproche de minimisation. Mais il faut tenir compte du contexte de la réception européenne et française, largement tentée par le révisionnisme historique ou, à tout le moins, par la cécité et la surdité, compréhensibles étant donné le nombre et l’implication des anciennes puissances coloniales. En outre, ce refus, à peine formulé, est facilité par le récent génocide (1994) qui fait lui aussi écran à la violence coloniale.

Il faut enfin souligner l’impeccable fluidité de la mise en scène : aucune rupture, aucune suture aléatoire, des effets de surprise parfaits, une prestation remarquable des chanteurs et musiciens. Le couple des Macbeth, joué et chanté par Nobulumko Mngxekeza et Owen Metsileng, est extraordinaire : présence physique, jeu, performance de chant.

Grâce à cette mise en scène acérée, Macbeth n’est plus ce récit rendu intemporel par l’effacement de son historicité au profit d’une sorte de naturalisation de la violence d’État. Cette pièce reçoit la capacité de symboliser l’histoire et les crimes monstrueux des États européens, libéraux chez eux, dictatoriaux dans les colonies. Elle est un événement théâtral, historique et politique.

Jean-Jacques Delfour

 

 

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© ThirdWorldBunfight

 

TOURNÉE 2014 
17 et 18 octobre / Festival Temporada Alta - Girone (Espagne)
22 et 23 octobre / Maria Matos Teatro - Lisbonne (Portugal)
30 et 31 octobre / Le Parvis - scène nationale Tarbes-Pyrénées
du 12 au 15 novembre / Le Maillon - Strasbourg
du 18 au 22 novembre / Nouveau Théâtre de Montreuil 
les 25 et 26 novembre / La Ferme du Buisson - Marne-la-Vallée
29 novembre / L’Hippodrome - Douai


 

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