Festival d’Aurillac 2014 ©Vincent Muteau
Disons-le tout net : Cinérama est une expérience formidable, que j’aborderai cependant sous l’angle techno-politique. Une partie du plaisir éprouvé par le spectateur tient au rapport de pouvoir instauré par ses conditions d’écoute. Il est le seul à entendre les paroles des comédiens qui jouent pourtant sous les yeux de tous, les musiques, les bruitages. Les autres spectateurs n’entendent ni ne voient ce que les « spectateurs-privilégiés » voient et entendent. Ce spectacle est-il bourgeois ?
*
C’est en effet le son qui oriente les spectateurs équipés de casques dans l’espace ambiant. La voix leur dit que Mario s’est réfugié au deuxième étage, au-dessus de la pharmacie : aussitôt, les spectateurs zooment eux-mêmes et voient ce qu’ils sont les seuls à pouvoir regarder. De même, au cinéma, un plan peut recevoir son orientation perceptive (et donc sa signification) des sons ou des injonctions de la voix off. Détacher le son de sa production naturelle et l’enclore dans des casques fabriquent immédiatement deux classes : les spectateurs équipés donc privilégiés et les spectateurs non équipés donc objet.
La confiscation technique du son est répétée dans la confiscation optique de l’espace scénique : l’appartement du banquier et la piaule où Jeanne et Mario copulent d’amour sont visibles du seul côté des spectateurs équipés. Cette distribution technique, qui crée une classe sociale de privilégiés, transforment aussi ces derniers : sous les injonctions issues des casques, les prétendus privilégiés se tournent, cherchent à droite ou à gauche, obéissent en somme. Ils se machinisent. Impossible de jouir d’un pouvoir sans occuper la place du pouvoir, c’est-à-dire se soumettre aux techniques qui forent dans le réel l’espace de ce pouvoir.
Le geste antique de fondation du pouvoir consiste à tracer une ligne séparatrice et à poser sur les uns un signe d’appartenance au pouvoir, laissant les autres dans la nudité originelle de ceux qui ne sont pas du bon côté. Cependant, il s’agit surtout de masquer le fait que cette ligne n’a de force symbolique que parce que les exclus croient qu’ils le sont. En réalité, dominants et dominés sont produits par la même croyance selon laquelle il y a une différence d’essence, de nature, entre dominants et dominés. La vérité est que cette ligne est une fiction, produite par une histoire, et soutenue par des technologies constamment renforcées. La domination est un rapport de pouvoir stable ; mais cette stabilité est menacée par la conscience des dominés ou par les abus des dominants ; il faut donc l’étayer sans arrêt, par des discours et des symboles idéologiques, mais aussi par des innovations techniques.
Ici, sous la très plaisante mise en scène d’une pièce de théâtre racontant la conception d’un film, se tient une leçon de philosophie politique. La fabrication d’un groupe privilégié par un clivage technique (les casques et l’organisation de l’espace scénique) est visible : elle est elle-même mise en scène et peut donc être saisie par les spectateurs non équipés, les sous-spectateurs.
Du coup, la jouissance spectatorielle appuyée sur le privilège (j’entends et je vois ce que d’autres ni ne voient ni n’entendent) devient objet. Installé dans la bulle perceptive, équipé, je transformais les sous-spectateurs en figurants ; mais ces derniers peuvent percevoir le dispositif qui dit : « regardez-les jouir ! » et ainsi redevenir sujet, des sujets politiques qui ont conscience du caractère artificiel, en l’occurrence technique, de la caste des privilégiés. La violence (symbolique) de l’objetisation des « figurants » peut même être un moteur de la prise de conscience du contenu politique de ce spectacle.
Cette subtile dialectique, qui fait de ce spectacle passionnant une expérience philosophico-politique sujette à controverse, interroge la contribution des arts, le théâtre, le cinéma, le théâtre de rue, à la perpétuation de la domination autant qu’à sa critique. Les demoiselles de Rochefort de Jacques Demy vient à l’esprit comme l’exemple de machines scéniques capables de transformer une ville entière en décor pour ce qui n’est qu’un divertissement sentimental, aussi « beau » soit-il. L’acceptation publique d’une telle prise de pouvoir, certes provisoire, éclaire d’un jour un peu moins lumineux la faculté des spectacles de produire du consensus, voire de la fascination, bref des états psychiques souvent associés à une certaine passivité politique.
*
Cinérama est aussi une leçon d’esthétique. Ce n’est certes pas du cinéma (pas d’écran, pas de caméra). C’est bien du théâtre mais qui fait glisser des morceaux d’espaces cinématographiques dans l’espace urbain. Du théâtre oui, mais rendu techniquement presque invisible, suscitant le fantasme d’une intimité entre comédiens immergés dans la foule et spectateurs équipés. Intime et public, caché et visible, théâtral et cinématographique, ce spectacle mélange très habilement les formes, indiquant ainsi à quelle efficacité elles sont parvenues. Quelques signes typiques suffisent à faire lever dans l’imagination du spectateur des centaines d’images et d’associations bien rodées. L’habitude de l’hybridation lisse les coupures et construit un objet doucement explosif.
*
Le reproche d’embourgeoisement, en particulier du côté du spectateur-privilégié, ne tient pas la route. Ce spectacle rend visible comment on fabrique une coupure de classe. Il pose dans l’espace public (qui est un espace de communication) le problème politique de la technique : quels effets de pouvoir une technique nouvelle ou un usage inédit produisent et de quels outils ou usages de contre-pouvoir peut-on disposer ?
Jean-Jacques Delfour
Vu lors du 29e Festival international de Théâtre de Rue, à Aurillac, 20-23 août 2014.
Cinérama copyright Fabien Tijou