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20 août 2014 3 20 /08 /août /2014 14:48

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Festival d’Aurillac 2014 ©Vincent Muteau

 

Disons-le tout net : Cinérama est une expérience formidable, que j’aborderai cependant sous l’angle techno-politique. Une partie du plaisir éprouvé par le spectateur tient au rapport de pouvoir instauré par ses conditions d’écoute. Il est le seul à entendre les paroles des comédiens qui jouent pourtant sous les yeux de tous, les musiques, les bruitages. Les autres spectateurs n’entendent ni ne voient ce que les « spectateurs-privilégiés » voient et entendent. Ce spectacle est-il bourgeois ?

*

C’est en effet le son qui oriente les spectateurs équipés de casques dans l’espace ambiant. La voix leur dit que Mario s’est réfugié au deuxième étage, au-dessus de la pharmacie : aussitôt, les spectateurs zooment eux-mêmes et voient ce qu’ils sont les seuls à pouvoir regarder. De même, au cinéma, un plan peut recevoir son orientation perceptive (et donc sa signification) des sons ou des injonctions de la voix off. Détacher le son de sa production naturelle et l’enclore dans des casques fabriquent immédiatement deux classes : les spectateurs équipés donc privilégiés et les spectateurs non équipés donc objet.

La confiscation technique du son est répétée dans la confiscation optique de l’espace scénique : l’appartement du banquier et la piaule où Jeanne et Mario copulent d’amour sont visibles du seul côté des spectateurs équipés. Cette distribution technique, qui crée une classe sociale de privilégiés, transforment aussi ces derniers : sous les injonctions issues des casques, les prétendus privilégiés se tournent, cherchent à droite ou à gauche, obéissent en somme. Ils se machinisent. Impossible de jouir d’un pouvoir sans occuper la place du pouvoir, c’est-à-dire se soumettre aux techniques qui forent dans le réel l’espace de ce pouvoir.

Le geste antique de fondation du pouvoir consiste à tracer une ligne séparatrice et à poser sur les uns un signe d’appartenance au pouvoir, laissant les autres dans la nudité originelle de ceux qui ne sont pas du bon côté. Cependant, il s’agit surtout de masquer le fait que cette ligne n’a de force symbolique que parce que les exclus croient qu’ils le sont. En réalité, dominants et dominés sont produits par la même croyance selon laquelle il y a une différence d’essence, de nature, entre dominants et dominés. La vérité est que cette ligne est une fiction, produite par une histoire, et soutenue par des technologies constamment renforcées. La domination est un rapport de pouvoir stable ; mais cette stabilité est menacée par la conscience des dominés ou par les abus des dominants ; il faut donc l’étayer sans arrêt, par des discours et des symboles idéologiques, mais aussi par des innovations techniques.

Ici, sous la très plaisante mise en scène d’une pièce de théâtre racontant la conception d’un film, se tient une leçon de philosophie politique. La fabrication d’un groupe privilégié par un clivage technique (les casques et l’organisation de l’espace scénique) est visible : elle est elle-même mise en scène et peut donc être saisie par les spectateurs non équipés, les sous-spectateurs.

Du coup, la jouissance spectatorielle appuyée sur le privilège (j’entends et je vois ce que d’autres ni ne voient ni n’entendent) devient objet. Installé dans la bulle perceptive, équipé, je transformais les sous-spectateurs en figurants ; mais ces derniers peuvent percevoir le dispositif qui dit : « regardez-les jouir ! » et ainsi redevenir sujet, des sujets politiques qui ont conscience du caractère artificiel, en l’occurrence technique, de la caste des privilégiés. La violence (symbolique) de l’objetisation des « figurants » peut même être un moteur de la prise de conscience du contenu politique de ce spectacle.

Cette subtile dialectique, qui fait de ce spectacle passionnant une expérience philosophico-politique sujette à controverse, interroge la contribution des arts, le théâtre, le cinéma, le théâtre de rue, à la perpétuation de la domination autant qu’à sa critique. Les demoiselles de Rochefort de Jacques Demy vient à l’esprit comme l’exemple de machines scéniques capables de transformer une ville entière en décor pour ce qui n’est qu’un divertissement sentimental, aussi « beau » soit-il. L’acceptation publique d’une telle prise de pouvoir, certes provisoire, éclaire d’un jour un peu moins lumineux la faculté des spectacles de produire du consensus, voire de la fascination, bref des états psychiques souvent associés à une certaine passivité politique.

*

Cinérama est aussi une leçon d’esthétique. Ce n’est certes pas du cinéma (pas d’écran, pas de caméra). C’est bien du théâtre mais qui fait glisser des morceaux d’espaces cinématographiques dans l’espace urbain. Du théâtre oui, mais rendu techniquement presque invisible, suscitant le fantasme d’une intimité entre comédiens immergés dans la foule et spectateurs équipés. Intime et public, caché et visible, théâtral et cinématographique, ce spectacle mélange très habilement les formes, indiquant ainsi à quelle efficacité elles sont parvenues. Quelques signes typiques suffisent à faire lever dans l’imagination du spectateur des centaines d’images et d’associations bien rodées. L’habitude de l’hybridation lisse les coupures et construit un objet doucement explosif.

*

Le reproche d’embourgeoisement, en particulier du côté du spectateur-privilégié, ne tient pas la route. Ce spectacle rend visible comment on fabrique une coupure de classe. Il pose dans l’espace public (qui est un espace de communication) le problème politique de la technique : quels effets de pouvoir une technique nouvelle ou un usage inédit produisent et de quels outils ou usages de contre-pouvoir peut-on disposer ?

Jean-Jacques Delfour 

 

Vu lors du 29e Festival international de Théâtre de Rue, à Aurillac, 20-23 août 2014.

 

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Cinérama copyright Fabien Tijou

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commentaires

L
heureusement que vous êtes là cher delfour pour tenir chronique.<br /> je cherchais en vain un papier de nos critiques nationaux pour me raconter Aurillac, c'est comme si cela n'avait jamais eu lieu, zéro trace nulle part en dehors de la Montagne.<br /> je n'arrive pas à dire mon ressenti sur cinérama, comme si je n'avais pas les outils d'analyse, je ne l 'ai pas vécu comme la supériorité d'avoir un casque, mais comme la démonstration que l'espace<br /> public est rempli de gens qui passent, et qui ont leur vie, leurs ennuis, mais nous ne voyons rien, parce que c'est la vie privée, et que ce serait être voyeur de s'intéresser aux vies qui passent.<br /> Cyril nous montre que chaque vie de n'importe qui est un roman. Bon j' arrive pas à m'exprimer alors que cela touche une fibre que j'ai un peu en moi celle d'avoir envie de savoir de quoi sont<br /> faites les vies des gens que je croise. J'ai l'impression que partout règne l'indifférence, et même indifférence vis à vis de tous les spectacles, vis à vis des festivals, peut être que je suis<br /> déprimé ce jour de rentrée et de pluie.
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J
<br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Réponse au commentaire de Jacques Livchine<br /> <br /> <br /> Cette indifférence aux « gens de peu » (1) est le revers caché de<br /> Cinérama. Si tout le monde perçoit l’effort de rendre sensible et visible ce fait que la vie de tout un chacun est un roman, il reste que le dispositif scénique choisit de fait<br /> quelques-uns et abandonne tous les autres dans une marge indifférenciée. Cet effet involontaire fait un écho tragique à la société même.<br /> <br /> <br /> Cet espace, local et théâtral, d’inexistence publique est en même temps un fait social massif (par exemple, 73 % des députés font partie de la catégorie « cadres et professions<br /> intellectuelles » qui ne constitue que 15 % de la population active) (2). Une large majorité des élus<br /> représentent une minorité des électeurs, les plus riches au sens large.  <br /> <br /> <br /> À cette indifférence sociale et électorale, la politique gouvernementale ajoute une autre indifférence. Les banques ont le pouvoir et elles l’exercent depuis 2008, à peu près sans aucune entrave.<br /> Les intermittents du spectacle, modèle de solidarité et semences de contestation, font l’objet d’attaques incessantes de la part du patronat (qui s’intéresse aussi beaucoup aux enseignements, en<br /> particulier les « Sciences économiques et sociales » afin d’en dénoncer l’aspect critique et social). Le gouvernement PS ne défend ni les intermittents, ni « les gens de<br /> peu ». Le dernier remaniement visait surtout à museler les ultimes militants qui croyaient encore à un parti Socialiste où l’on discute et où l’on s’efforce d’intervenir dans la longue<br /> guerre des riches contre les pauvres.<br /> <br /> <br /> « Les 500 plus fortunés de France se sont enrichis de 25 % en un an. Leur richesse a quadruplé en une décennie et représente 16 % du produit intérieur brut. Elle compte aussi pour<br /> 10 % du patrimoine financier des Français, soit un dixième de la richesse entre les mains d’un cent-millième de la population » (dans Le Monde, 11 juillet 2013).<br /> <br /> <br /> Qu’un banquier puisse être nommé ministre des finances dans un gouvernement PS est une provocation et un aveu. Ce qui signifie que le PS est bien un parti de droite, la droite décomplexée et à<br /> genoux devant le fric (quelle place reste-t-il à la droite traditionnelle, catholique, caritative, soucieuse des pauvres ?). L’indifférence politique et culturelle à l’égard des pauvres<br /> portée par les « responsables » politiques amplifie l’indifférence sociale, économique et financière.<br /> <br /> <br /> L’humeur générale traduit tous ces faits sociaux, politiques et financiers, en états psychiques, affectifs, émotifs. Tous ceux qui exercent réellement le pouvoir ne croisent jamais les<br /> « gens de peu », ignorent leur existence concrète réduite à un vague horizon d’êtres inférieurs, parqués dans les quartiers « sensibles » et surveillés par toutes les polices<br /> (humaines, techniques, carcérales, médiatiques). Une indifférence qui n’est pas seulement mentale mais aussi technologique, cachée dans l’urbanisme (la relégation volontaire, discrète et<br /> progressive, dans des ghettos, des lieux de ban, technique de contrôle inventée au 19e siècle) (3).<br /> <br /> <br /> Le théâtre de rue, depuis sa renaissance récente, reste un art, c’est-à-dire une représentation, un régime de visibilité, qui suppose des spectateurs. Lorsque ceux-ci sont menacés dans leur<br /> existence sociale, tout comme les artistes et techniciens, c’est le vécu du spectacle lui-même qui devient difficile. Pour regarder et écouter, il faut pratiquer une sorte d’indifférence latérale<br /> à l’égard des scandaleuses trahisons des élus, il faut devenir indifférent, le temps du spectacle, à la vie relativement pauvre des artistes et techniciens assez fréquente dans les arts de la<br /> rue.<br /> <br /> <br /> C’est toujours un peu le cas. Mais lorsque les élus de gauche trahissent les électeurs de gauche, lorsque le pouvoir financier spéculatif ou le patronat plastronne sans vergogne, lorsque le<br /> gouvernement par la dette (4) règne en maître partout ou presque,<br /> lorsque la démocratie abrite la dictature des riches, il est de plus en plus difficile d’être indifférent sans être déprimé.<br /> <br /> <br /> Mais, comme le dit Gunther Anders : « Si je suis désespéré, qu’est-ce que ça peut faire ? ». Certes, endosser l’indifférence et conserver une faculté de révolte<br /> exigent une certaine torsion de l’esprit. Si l’on reconnaît à l’état de déprime une valeur socio-politique et pas seulement psychologique, il apparaît moins difficile, l’ayant interprété<br /> comme un symptôme de la (relative) réussite des opérations de propagande du capital, de le surmonter et d’admirer l’art tout en ouvrant les yeux sur la violence de cette indifférence.<br /> <br /> <br /> Jean-Jacques Delfour<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> 1. Cf. Pierre<br /> Sansot, Les gens de peu, Gallimard, 2002.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> 2. 2012 :<br /> les sociologues s’invitent dans le débat, coll. « Savoir/Agir, éd. du Croquant, 2012, p. 31.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> 3. Cf. David<br /> Harvey, Paris, capitale de la modernité, Les prairies ordinaires, 2012.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> 4. Maurizio<br /> Lazzarato, Gouverner par la dette, Prairies ordinaires, 2014.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br />