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19 octobre 2014 7 19 /10 /octobre /2014 14:13

Tribune parue dans Rue89 le mardi 14 octobre, jour de l'ouverture du World Nuclear Exhibition, un salon destiné à vendre les chaudières atomiques.

 

Le carnaval communicationnel du salon du Bourget faisant la promotion de l’énergie nucléaire (« World nuclear exhibition ») ne peut éclipser, dans cette période post-Fukushima, l’effondrement moral de l’industrie nucléaire : incompétence maquillée, irresponsabilité organisée, mensonge généralisé, inhumanité de l’homo atomicus.

1. Incompétence manifeste : depuis plus de 3 ans aucune solution viable n’est mise en œuvre pour sortir du sous-sol les réacteurs atomiques en fusion de Fukushima. Les industriels nucléaires japonais, américains ou français n’ont aucune machine rodée, aucune technique appropriée capable de saisir les coriums fondus et de les neutraliser. Les ingénieurs nucléaires du monde entier n’ont rien prévu. À Fukushima, on refroidit les bâtiments-réacteurs en ruine, faisant du Pacifique un appareil annexe au système de refroidissement. Même les océans de refroidissement ne suffisent pas à contrôler les déché-ances nucléaires. Une radioactivité gigantesque continue d’être relâchée dans l’environnement sans qu’aucune solution sérieuse n’apparaisse.

Sauf sous la forme illusoire du « retour d’expérience ». Chaque catastrophe est une « opportunité épistémique », disent-ils, une occasion d’améliorer la technologie, une « chance » de progresser. Le monde est transformé en laboratoire où l’on soumet à un test ces technologies extrêmement dangereuses. Mais procéder par essai-erreur signifie aussi rendre des territoires inhabitables pendant des millénaires et condamner des populations humaines entières à vivre dans des zones contaminées et pathogènes (cancers, malformations génétiques, vies brisées par la radioactivité, « demi-vies » comme dit Michaël Ferrier).

2. Dès les années 1950, particulièrement aux États-Unis, les promoteurs de l’énergie nucléaire ont pris conscience des conséquences d’une catastrophe nucléaire et donc de ses coûts exceptionnels. Le rapport Brookhaven (dit WASH-740), publié en 1957 par l’U.S. Atomic Energy Commission a donné lieu, la même année, à la première loi limitant drastiquement la responsabilité civile des exploitants du nucléaire, le Price Anderson Act. La plupart des législations ultérieures reprendront cette irresponsabilité légale sans laquelle l’industrie nucléaire n’aurait globalement pas existé. La Convention de Paris de 1960 reconnaît que « la production et l’utilisation de l’énergie atomique comportent des risques sans commune mesure avec ceux dont le monde a l’expérience » et énonce explicitement l’irresponsabilité des exploitants.

Cette irresponsabilité quasi-totale de l’exploitant nucléaire implique que les dommages ont, pour eux, un coût quasi nul, ce qui a nécessairement un impact sur les investissements pour la sécurité. La chaîne risque-dommage-responsabilité-sécurité est rompue. Ce qui permet de comprendre en partie l’insuffisance de la sécurité et le recours à la sous-traitance accrue, absurde et très risquée. Cela explique aussi l’arrogance des nucléocrates. En réalité, l’affirmation selon laquelle un accident est très peu probable voulait dire : il est très peu probable qu’il nous coûte cher.

D’où le Plan national de réponse à un accident nucléaire majeur, publié par le ministère de la défense le 3 février 2014, qui prévoit, en cas de catastrophe nucléaire en France, un peu d’évacuation, du confinement (sans préciser combien de siècles), de la « douche au savon » (pour ôter la contamination externe), beaucoup de « résilience » et la « reconquête rapide des territoires contaminés ». Ce délaissement programmé est la traduction pratique de l’irresponsabilité juridique et politique.

Aujourd’hui, en France, en cas de catastrophe nucléaire, la responsabilité dommage de l’exploitant est limitée à 91 millions d’euros, celle de l’État, tous mécanismes confondus, à 345 millions d’euros. L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a récemment proposé une estimation de 430 milliards d’euros, pour un scénario d’accident nucléaire lui-même très minimisé : fusion d’un tiers d’un réacteur, dans la centrale de Dampierre, et relâchement de radioactivité pendant seulement deux heures. Avec ce scénario très optimiste, 25000 km² deviendraient inhabitables, il faudrait évacuer 2,6 millions de personnes (dont la ville d’Orléans) mais il serait « réaliste » d’en évacuer seulement 26000 et d’indemniser les autres ; 50 000 cancers. À Fukushima, ce sont trois réacteurs entiers qui ont fondu et le relâchement massif de radioactivité a duré des mois.

Cependant, même avec un scénario aussi optimiste, 430 milliards d’euros est une somme énorme dont l’exploitant EDF n’aurait à payer que 91 millions et l’État 345, soit 1000 fois moins que le coût théorique, lui-même largement minimisé. La « résilience » sera en effet à l’honneur. D’ailleurs, en Biélorussie comme au Japon, l’État s’efforce de promouvoir une responsabilisation individuelle, une gestion libérale personnelle de sa propre exposition à la radioactivité perpétuelle de l’environnement.

3. Le secret, voire le mensonge, est la conséquence normale de l’incompétence et de l’irresponsabilité. Un seul exemple. L’OMS, l’Organisation mondiale de la santé, pourtant missionnée par l’ONU en avril 1948 pour résoudre les problèmes de santé publique et contribuer à former une opinion publique éclairée, est liée à l’AIEA, l’Agence internationale de l’énergie atomique, par un accord signé le 28 mai 1959, accord qui stipule, dans son article 3, qu’il est possible « de prendre certaines mesures restrictives pour sauvegarder le caractère confidentiel de certains documents ». Cette confidentialité a conduit à la non-publication des actes de la Conférence de l’OMS à Genève sur « les conséquences de Tchernobyl et d’autres accidents radiologiques sur la santé » (20-23 novembre 1995). Les 700 participants attendent toujours la publication des actes de cette Conférence, promise pour mars 1996. Le Dr Nakajima, alors Directeur général de l’OMS, confirme en 2001, devant la TV suisse italienne, que la censure des actes est due aux liens juridiques entre l’OMS et l’AIEA. La mission officielle de l’AIEA, placée directement sous l’autorité du Conseil de sécurité de l’ONU, est « d’accélérer et d’accroître la contribution de l’énergie atomique pour la paix, la santé et la prospérité dans le monde entier ». Cette censure a favorisé la thèse officielle des 32 morts, déni massif de la réalité.

4. Le grand désir sous-jacent à l’entreprise atomique est un désir de transformation ontologique de l’être humain. Changer l’être de l’homme, le délester de sa partie biologique, de ce qui le lie profondément aux autres êtres naturels, aux fruits, aux légumes, aux plantes et aux arbres, aux autres vivants, aux vaches, aux chèvres, aux poules, aux oiseaux, aux poissons, bref à la Terre en tant que biosphère et milieu ambiant. Le projet nucléaire est un projet métaphysique : il s’agit d’anéantir l’homme archaïque, l’homme vivant, l’homme animal, au profit d’un autre homme, d’un « surhomme », dépourvu de chair et de sensibilité, ignorant le doute et la compassion, la faim et la soif, un homme sans corps, un pur esprit doté d’un corps-machine idéal invulnérable aux êtres-radioactifs (ce corps-machine existe : il est composé de toutes les machines nucléaires qui présentent, dans la réalité, d’innombrables fuites). L’homme nucléaire est l’homme tout entier raison, calcul, efficacité, rentabilité, insensibilité, puissance pure, sans finitude, sans faiblesse, sans émotion, sans vie.

Jean-Jacques Delfour, philosophe, ancien élève de l’École Normale Supérieure de St.-Cloud. Dernier livre paru : La Condition nucléaire. Réflexions sur la situation atomique de l’humanité, L’Échappée, 2014.

Sezin Topçu, historienne et sociologue des sciences, chargée de recherche au CNRS. Dernier livre paru : La France nucléaire : l’art de gouverner une technologie contestée, Seuil, 2013.

 

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commentaires

D
Bonjour,<br /> J'ai lu avec un profond intérêt votre ouvrage sur la condition nucléaire. J'en ai apprécié la profondeur et la rigueur sans concession. Comme j'ai apprécié le livre de Sézin Topçu dont le travail<br /> complète bien le vôtre.<br /> Ci-dessous, pour information, copie d'un mail envoyé en soutien à la Coordination antinucléaire du Sud Est attaquée récemment par Areva (voir leur site).<br /> ''Bonjour,<br /> 17 morts cette semaine (+ 3 illuminés assassinés de sang froid, lynchés par notre belle démocratie ; curieusement pas d’interview des témoins de ces prises d’assaut …et pas de journalistes pour<br /> s’en émouvoir ; la peine de mort, quoiqu’on en dise n’est donc toujours pas abolie).<br /> Résultat : 2 millions de personnes, 50 chefs d’états dans les rues.<br /> Tchernobyl, Fukushima, Niger, travailleurs du nucléaire en France et ailleurs : des centaines de milliers de morts lentes et atroces (pour ne pas dire des millions), des centaines de milliers de<br /> vies innocentes gâchées, un radiomètre autour du cou.<br /> Résultat : presque personne dans les rues, presque autant de forces de l’ordre que de manifestants !!<br /> Ceci est le résultat du fonctionnement de notre société que l’on se plait à dire avancée et qui se plait à donner des leçons au monde entier en matière de liberté d’expression.<br /> Ceci est la conséquence de médias muselés par les grands de la finance et de l’industrie.<br /> Je vous remercie de tout cœur d’exister. Je vous remercie de porter notre parole indignée. Vous pouvez compter sur mon soutien.''<br /> Bien entendu l'indignation n'empêche nullement la compassion.<br /> Je vous remercie pour vos analyses et articles sur le nucléaire. Que cette nouvelle année vous apporte toute l'énergie et la lucidité nécessaires pour continuer ce travail.<br /> Cordialement. François Delmond<br /> PS/ ce mail n'a pas vocation à être publié, en tout cas pas intégralement. A vous de voir!
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